L’un des immenses avantages du métier de journaliste est qu’il permet de faire la connaissance d’un grand nombre de personnes passionnées par un sujet, et de leur poser toutes sortes de questions. L’un des immenses inconvénients de ce même métier est que vous ne serez pas toujours prêts à en entendre les réponses. Cette scène se déroule dans la douce atmosphère enfumée d’un petit café de Berlin, à la lueur tremblante de bougies (il fait nuit noire depuis 15h30). Le feu qui crépite dans la cheminée d’à côté et la présence discrète mais amicale d’un gros labrador noir avec un bandana rouge autour du cou ont fait baisser votre niveau de vigilance. Vêtue d’un pull en grosse laine de Norvège vous avez invariablement froid dehors et trop chaud à l’intérieur, et ces variations poussent à une légère somnolence. Votre interview officielle avec ce psychologue est terminée, mais vous restez à bavarder, la discussion est si sympathique ! “Ressentez-vous un pic d’angoisse à l’approche des fêtes chez vos patients ?” demandez-vous à votre interlocuteur, en caressant la tête du gros labrador.
“Bien sûr, nous répond-on. C’est la période de l’année où tout le monde pense à tuer sa famille.” Il faut un peu de temps avant que ces mots ne prennent tout leur sens. Ils sont émis de la part d’un professionnel des secrets sombres de l’âme humaine, pas d’un banal quidam, réalisez-vous. “Vos patients vous racontent-ils vraiment comment ils imaginent la mort de leurs proches ?” poursuivez-vous, la main toujours sur le crâne du chien, mais la caresse nettement moins alerte. La bave de l’animal commence à faire frisotter la grosse laine de Norvège. “Bien sûr ! C’est la pensée coupable la plus fréquemment entendue par les thérapeuthes”, lache-t-on en face comme un coup de grâce, se payant le luxe de convoquer une statistique absolument impossible à vérifier, mais dont la simple évocation suffit à habiller n’importe quelle démonstration d’un certain panache. “La pensée coupable la plus fréquemment entendue par les thérapeuthes.”
Alors souviens-t-en, cher lecteur et ami des
Journalopes,
pour affronter ce tunnel de fêtes de fin d’année. Quand l’envie te prendras d’étrangler ta tante entre le foie gras et l’entrée, quand ton neveu fera sonner pour la 153e fois
son faux téléphone portable juste à côté de ton oreille, quand l’idée te traversera de combien il serait si facile, là, comme ça, de pousser mamie dans les escaliers après qu’elle t’a demandé quand tu comptais trouver “un vrai job/mari/appartement/sens à cette vie” (choisis ici la mention qui t’angoisse le plus). Ne culpabilise pas ! Non, car ils sont tous pires ! Autour de toi, tous imaginent aussi comment se débarrasser de toi ! Oui, toi ! “Passe-moi le sel”, sussure ton frère, en rêvant de te passer la corde au cou. “Merci pour ton cadeau”, enchaîne cette cousine, hilare, gloussant en réalité de plaisir en imaginant tes yeux révulsés après t’avoir étouffé(e) avec un oreiller.
“Ces pensées sont dans la majorité des cas parfaitement normales, et ne correspondent aucunement à de réels désirs de meurtres”, ajoute-on en face, d’un ton doux et enveloppant. Sûrement pour vous rassurer. Ou se rassurer ? Ce dernier aurait-il eu la finesse de deviner qu’à cet instant précis vous imaginiez comment vous pourriez tuer l’interviewé en question ?
Tout cela pour dire que nous sommes avec toi cher lecteur et ami des Journalopes. Quand dans les prochains jours tu vas osciller entre désir d’indépendance et besoin d’appartenance, joie de la régression et haine de ne pas être considéré comme un adulte, entre plaisir d’offrir et déception de recevoir, quand, fébrile, après avoir trop mangé, trop bu, et trop contenu ta rage, tu te demanderas, “est-ce moi qui suis fou, ou est-ce que sont les autres qui sont insupportables ?”, sache que nous sommes là, avec toi, et que ce sont les deux à la fois, tu es fou et ils sont insupportables, et vice-versa, et c’est peut-être la deuxième pensée coupable la plus fréquemment entendue par les thérapeuthes.
Nous te souhaitons les fêtes de fin d’année les moins pires possibles et sommes de retour avec notre newsletter traditionnelle dès 2018. Entre temps, tu trouveras ici une vraie explication sur les envies de meurtres en famille. De notre côté, quand nous n’écrivons pas n’importe quoi, nous continuons notre podcast sur les masculinités, cette fois-ci sur les harceleurs. Et nous rendons au concert de musiciens turcs qui défient le gouvernement. Nous nous reposons quelques temps pour revenir fraîches et presque exemptes de pensées coupables,
Nous t’embrassons même si tu veux nous tuer,
Tes amies Les Journalopes.